vendredi 23 octobre 2020

Au pays de Rance – 5 – Le Nouveau Monde

Tout allait bien au pays de Rance. Tout allait trop bien super : les oiseaux twitwitaient, les gens buvaient des jus de raisins parfumés et tout le monde se retrouvait gaiment à la machine à café du lundi matin du magnifique monde de l'entreprise du bonheur partagé de l'allégresse transconnectée de nos existences mobiles et interurbaines.

Zizizou était un chercheur qui ne trouvait rien. Il vivait dans un pavillon d'une quelconque banlieue de campagne à côté d'un supermarché. Sa femme, Laidiglouglou, était toiletteuse pour chiens. Ils n'avaient pas d'enfants car ils préféraient les animaux : « an caresse et zou, ha pas bezoin de pluplu lulu » qu'ils disaient à leurs voisins dubitatifs.

La vie coulait paisible et tranquille comme une urne funéraire. À Noël, les cadeaux, à Pâques, les chocolats, et au milieu, le cassoulet.

Un jour, alors qu'il s'endormait sur son bureau après le déjeuner avec ses collèges, Zizizou fit tomber une fiole sur une souris de son laboratoire. Dans cette fiole grenouillait un liquide contenant un virus trouvé en Chichichine, un pays lointain qui ne parlait pas le rançais. Totalement désemparé à l'idée de sacrifier sa sainte sieste, Zizizou remit vite fait fissa les choses à leur place comme si de rien n'était et reprit ses rêves de pêche au thon.

Quelques mois après, la population tombait étrangement malade : « heu rheu heu rheu » toussait la Rance, « heu rheu heu rheu » résonnait le pays. Dans les hôpitaux, on construisait des lits superposés mais ça ne suffisait plus. Mama, le grand chef des Rançais, ne savait plus quoi faire, il se lamentait sans espoir : « ha kesseucè sbordelle, ha pu péhibé, ha pu espridinitiative, ha Rance à mer, hololololo ! »

Tout le pays de Rance n'était plus qu'un champ de ruines désolé. Plus d'activité, plus d'économie, plus de Trovail. Laidiglouglou ne bossait plus, faute de clients et faute de chiens même, puisque tous étaient morts : « habadidon cétai bien lapeine didon, ha pu ouafouaf, ha pu Trovail. »

Quoi que les ministres fissent, la situation ne changeait pas. On devait mettre des masques, des gens n'en mettaient pas, on devait aller au Trovail quand même, des gens restaient chez eux, on devait prendre un médicament miracle, des gens n'en voulaient pas. Un vaste troupeau de pingouins et de chèvres.

Tout allait donc en s'empirant. Car plus de Trovail, plus de nourritures, plus de boissons et plus de supermarchés. Des personnes essayaient de faire pousser des carottes sur leur balcon mais internet ne fonctionnait plus et c'était trop compliqué de faire sans.

Zizizou, lui, allait très bien mais il ne savait même pas pourquoi. Il avait totalement oublié cette fiole renversée. Il n'allait plus au Trovail et passait toutes ses journées à la pêche à la mouche.

Un soir en rentrant, il ne vit plus Laidiglouglou affalée dans le canapé. Il ne s'inquiéta pas, car l'étendue de leurs sentiments se limitait aux parts fiscales. Mais au bout de cent cinquante jours, tout de même, il s'interrogea : « ha bah léou Laidiglouglou, la tombé danzintroutrou ? ».

Il sortit de sa maison, passa le seuil de sa petite ville grise et continua son chemin, éberlué de ne croiser personne : « rho la la la, rho la la la la... »

C'en était fini de la Rance et des Rançais, tout le monde était mort ou agonisait dans les hôpitaux et Zizizou ne retrouvait plus rien du monde d'avant. Il rentra chez lui. N'ayant jamais eu envie d'autre chose, il ne voyait pas ce qu'il pouvait désirer désormais.

Sur le chemin du retour, il tomba sur une guenon qu'il avait croisée dans son laboratoire. Ils se reconnurent comme au premier jour et leurs regards s’étreignirent avec tendresse et volupté. Dans une prairie, ils s'abandonnèrent à l'instant qui les avait réunis.

Neuf mois après naissait Castèque, le premier d'une longue lignée qui de fil en file se mit à repeupler la Rance. On parlait de Nouveau Monde, de Renaissance essentielle, de Réinvention continuelle, la vie reprenait son cours envers et contre tout.

Un jour, le maire de la ville, Castèque, inaugura le nouveau supermarché qui portait le nom de Zizizou. Les larmes coulèrent entre les promos de chaussons quand l'élu prononça ces quelques mots du souvenir : « haaaaaa lapèche, cé bien ».


  @saucissepoulet