jeudi 24 décembre 2020

Au pays de Rance – 6 – Jajava et le chef qui aimait les ordres

 Dans une jolie ville moche de Rance vivait Jajava, une femme normale de quarante-cinq ans qui aimait les pots de fleur, le ping-pong et tout ce qui était normal. Elle supportait mal les changements, les nouveautés et les imprévus. Plus c'était normal, mieux c'était. Normalisme et normalitude.

Jajava exerçait un métier en harmonie avec son moi profond : elle était comptable. La comptabilité, c'est comme s'ennuyer mais avec des chiffres. Elle adorait son métier. Faire des bilans, mettre à jour des tableaux, suivre l'actualité fiscale créaient en elle un sentiment de normalité puissant et féérique.

Elle travaillait dans une entreprise spécialisée dans les produits frais : carottes râpées, taboulés, salade de tomates vendus à travers le monde pour le bien-être des travailleurs au chômage.

Sa société, Tomate et Compagnie, était dirigée par un chef autoritaire et lâche, un vrai concombre, qui s'appelait Bocedure. Bocedure était de ces hommes dont on dit qu'ils n'existent plus, qu'ils sont un peu « toumeutche »... et qui font rire les autres dans un profond malaise en plastique.

Bocedure aimait son entreprise : notes de frais, déductions d'impôts et tickets restau enchantaient sa vie de bureau. Les diners d'affaires était sa passion, les boutons de manchettes aussi. Sa grande devise était : « Ha Bocedure, ha boce et ha dur ! »

Il avait une grosse voiture payée par Tomate et Compagnie ainsi qu'un immense bureau avec balcon et stagiaire qui lui épluchait ses bananes, lui cherchait des cafés et l'assurait de sa supériorité.

Aucun employé ne supportait Bocedure. Il était toujours à gueuler, en retard, inorganisé, de mauvaise foi, caractériel et ingrat. Sa boite tournait sans lui mais il était persuadé que tout dépendait de lui.Tout le monde prenait sur soi et faisait semblant, c'est ce qu'on appelait « lavidentreprise ».

Chaque jour, Bocedure enquiquinait Jajava. Remarques blessantes, mains baladeuses, remontrances permanentes venaient perturber constamment l'activité normale de Jajava : « Habahbah pouettepouettecamion ! » le lundi. « Léhouldossierfoulalala ! » le mardi. « Rhamerdedede ! » le mercredi. Chaque instant, Jajava devait faire avec toutes ces saletés au milieu des dossiers cartonnés.

Les autres collègues souriaient comme des navets qui font semblant, ça allait bien dans le décor. Jajava souffrait de cette vie normale gâchée sans cesse, pour un salaire qui correspondait à deux factures de restaurant de Bocedure.

Un jour, alors que Bocedure s'était encore emporté contre elle et avait osé balancer par la fenêtre toute le compta de 2012 qu'elle avait classée avec des codes couleur, elle craqua. Elle pleura et ne s'arrêta plus. On la renvoya chez elle avec un souffle d'agacement : « Fuuuu, haaa, vrémen ! »

Jajava dormit deux semaines, repleura une troisième et se réveilla la quatrième. Elle regarda une vidéo sur Youtoutoube qui classait les dix pires tortures du Moyen Âge. C'était très instructif. Elle se disait : « hahaha, trorigolu huhu, crack couic plouk zou ! »

Mais bon, le rêve ne dura qu'un temps. Au bout de cinq semaines, il fallut retourner au travail. Tout recommença comme avant. Irritations, cris, explosions crues, destructions, la vie moisie reprenait ses droits chez Tomate et Compagnie.

Jajava se sentait seule. Quand elle essayait de parler des problèmes au travail, ses collègues lui montraient des photos de leur chien ou des vidéos de chat qui pètent sur Faceplouc. Elle finit par se dire : « pludéspoir pludéspoir, el nhareng trop pa céçoir ».

Un jeudi après-midi, alors que Bocedure savourait sa banane, il convoqua Jajava dans son bureau. Il faisait beau et chaud comme en Belgique. Les fenêtres étaient grand ouvertes et le vent caressait les envies habituelles de Bocedure. Il recommença ses comportements déplacés envers Jajava qui était presque tétanisée.

Alors que Jajava voulut respirer sur le balcon, Bocedure s'élança vers elle plein de pensées salaces. Mais le stagiaire avait laissé un reste de peau de banane par terre et Bocedure glissa par dessus la rambarde, chuta des cinq étages sous les yeux médusés de Jajava et finit dans une bouche d'égout qu'un technicien de la fibre avait laissée ouverte. Badaboum. Et c'était fini. Bocedure mort sans procédure. Couic-couic, pouic-pouic.

Bocedure fut enterrée en l'absence de ses employés qui avaient tennis. Un nouveau patron le remplaça. Son nom était Bocemax. Il fit le tour des bureaux avec un large sourire d'une bonne mutuelle. Son slogan à lui, c'était : « Bocemax, haprofitamaxmax ! »


@saucissepoulet