mercredi 20 mai 2020

Au pays de Rance – 3 – Les mésaventures de Stivène et Jean-Loulou

Stivène et Jean-Loulou étaient deux jeunes garçons qui vivaient dans la capitale du pays de Rance : Panamas-les-flots. C'était le centre du pays, là où se réunissaient les ministres du Président Mama pour prendre les décisions importantes concernant l'illustre destin de la nation rançaise. Dernièrement, le ministre des Camemberts, Michel Klakosse, avait fait voter une loi pour interdire la dégustation du brie de Meaux à la cuillère. L'histoire fit grand bruit, toute la Rance fut en émoi et Mama avait dû intervenir à la télé pour calmer le jeu : « Wo wo wo, hé hé hé, ho la la bon bon hé » avait-il fini par conclure ce débat brûlant et nauséabond.
Stivène et Jean-Loulou vivaient heureux à Panamas-les-flots. Ils logeaient dans des boites de cinq mètres carrés qui leur avaient couté énormément de Soussous. Heureusement leurs parents étaient riches et du coup ils s'en foutaient bien du prix. En revanche, quand il avait fallu payer en plus un pot-de-vin pour obtenir leur boite à logement, ils avaient un peu fait la tête. C'était la première fois qu'on leur mettait une poutre dans les fesses. Mais c'était passé, car comme on disait dans cette contrée : « Panamas, ha ha, ha passe ha passe ! »
Stivène était blond et grand et Jean-Loulou était brun et grand. Stivène avait des baskets blanches et Jean-Loulou avait des baskets jaunes. Stivène avait des pantalons serrés et Jean-Loulou avait des pantalons serrés. Ils étaient très proches et aimaient se retrouver au bar Le Waneuguène pour boire des cocktails exotiques comme le Giscardoudidon ou le Pompompidou.
Stivène et Jean-Loulou étaient entrepreneurs. Entrepreneur était un métier compliqué : il consistait à dépenser l'argent de ses parents dans des trucs qui rapportaient des Soussous. C'était vraiment complexe : il ne fallait pas faire d'études mais, en revanche, il fallait avoir des parents à Soussous. Bref, ça n'était pas donné à tout le monde, c'était réservé à l'élite de la Rance.
Stivène et Jean-Loulou parlait un langage à eux, l'Yneglichegenre, et leur passe-temps favori était d'aller sur Faceplouc pour poster des réflexions sur les marques de cacahuètes : « Ha watzefouk, tro goude of folaye ! » ; « Ze beste of ze cooloulou geniusse jusse ! » ; « Wouai wouai, miamou classe of ze worlde traide centeur park ! ».
Leur journée type consistait à chercher du Huifi. Du Huifi chez mamie, du Huifi chez Sophie, du Huifi dans le lit, du Huifi chez les amis, du Huifi dans le cagibi. Trouver du Huifi occupait leur vie, se connecter au Huifi les remplissait d'envies.
Mais un jour, le ministre des Câbles et des Tuyaux fit une bêtise. Il avait oublié de commander des nouveaux fils dans un pays au loin et tout à coup, durant un bel après-midi d'été, à 13h47, plus de Huifi, plus de Huifi du tout, plus aucun Huifi. Panamas-les-flots ne captait plus. Panamas-les-flots était à l'eau plate.
Stivène et Jean-Loulou, attablés au Waneuguène, furent pris de tremblements. Ils se mirent à courir dans toutes les rues en cherchant du Huifi : « Huifi hou hou, hou ize ze Huifi, fouck fouck ! » ; « Ha Huifi, ha ha, kom bak ine you esse esse are ! ». Mais le Huifi ne revenait pas et ils se laissèrent mourir à proximité d'une borne d'un restaurant kebab. Stivène regardait Jean-Loulou qui agonisait, les yeux pleurant sur son Phophone sans réseau.
Alors que Jean-Loulou allait rendre son dernier souffle, une ultime notification vibra sur son appareil magique : « Vrrrin vrrrin, vrrrin vrrrin ». C'était un message du Président Mama !! Mama notre sauveur, Mama notre dieu tout puissant ! Il venait de rebrancher le Huifi en utilisant des ficelles de saucisson ! Un miracle, un génie, un grand pas vers le paradis ! Partout dans Panamas-les-flots résonnaient ces mots de délivrance : « Huifi, hui hui hui ! Huifi, hui hui hui ! »
Stivène aperçut les yeux de Jean-Loulou se rebrancher sur son écran et son visage se remit à rayonner de ce retour de luminosité carré. Des larmes de joie traversaient l'ombre de la mort. Tout reprenait son cours comme par enchantement.
Jean-Loulou et Stivène passèrent une semaine sur le Huifi, côte à côte, sans se parler, sans se regarder, sans se voir. Le monde merveilleux des jours heureux. À Panamas-les-flots voguaient livides les vagues du progrès.


@saucissepoulet